Hans-Peter Feldmann, David, 1990
Cl. : Mathieu Guénon - © Frac des Pays de la Loire
Denis Savary, Alma, 2007 et Ulla von Brandenburg, Tanz, makaber, 2006, Anne Brégeaut, Yéyéyé, 2006
Cl. : Mathieu Guénon - © Frac des Pays de la Loire
Gabriel Orozco, Ventilator, 1997
Cl. : Mathieu Guénon, © Frac des Pays de la Loire
Regina Möller, Wendemantel, 2004
Cl. : Mathieu Guénon, © Frac des Pays de la Loire
Mircea Cantor, Deeparture, 2005
Cl. : Mathieu Guénon, © Frac des Pays de la Loire
Ann Veronica Janssens, Orange, Sea Blue, 2005
Cl. : Mathieu Guénon, © Frac des Pays de la Loire
Vito Acconci, John Armleder, Julien Audebert, Christophe Berdaguer & Marie Péjus, Ulla von Brandenburg, Anne Brégeaut, Mircea Cantor, Hans-Peter Feldmann, Peter Fischli & David Weiss, Trixi Groiss, Jim Hodges, Ann Veronica Janssens, Sherrie Levine, Regina Möller, Petra Mrzyk & Jean-François Moriceau, Rosalind Nashashibi & Lucie Skaer, Roman Ondák, Gabriel Orozco, Denis Savary.
Œuvres du Frac des Pays de la Loire.
Commissariat d'exposition: Alexandra Midal
Route de Poitiers / RN149
44190 Gétigné-Clisson
En rephotographiant un cliché emblématique du travail sur l’architecture moderne américaine de la banlieue de Walker Evans, Sherrie Levine dépasse le discours sur la postmodernité pour montrer comment, par de subtiles modifications, un cliché au départ banal et rassurant peut se transformer en une sorte de maison vivante, en un visage effrayant. Le modèle de ces habitations est multiple, du film d’horreur aux récits d'Edgar Allan Poe, mais la nouvelle Les Mille Rêves de Stellavista, de l’écrivain J.G. Ballard, décrit particulièrement bien le paroxysme de l’expérience chaotique d’un couple nouvel acquéreur d’une maison qualifiée de «psychotropique». Dotée de cellules mémorielles et sensitives, la propriété réagit, s’autorégule et ajuste son humeur aux plaisirs comme aux angoisses de ses habitants. Cette demeure, théâtre de passions mortelles, ne cesse de rejoue les scènes éprouvantes qui ont pris place entre ses murs, et les conséquences en sont multiples; frémissante, tumultueuse, la maison se convulse et se tord jusqu’à menacer la vie de ses habitants et la nouvelle s’achève par un dialogue entre l’agent immobilier et le propriétaire: «Elle a dû avoir une crise de folie, murmura Stammers.
— À mon avis, ce qu’il lui faudrait, c’est un psychiatre.
— Là, vous avez raison.
En fait, c’est exactement le rôle que j’ai joué : j’ai reconstitué la situation traumatisante originelle afin de libérer les éléments refoulés.1»
Ballard décrit un lieu hors du temps, où les maisons sont des entités vivantes. Ponctuées ici ou là d’éléments mystérieux comme le Wendemantel de Regina Möller, le Ventilator de Gabriel Orozco ou encore les sculptures polychromiques David ou César de Hans-Peter Feldmann, elles relèvent d’une «inquiétante étrangeté». Habitation instinctive, vivante voire animale? Le film Deeparture de Mircea Cantor évoque la figure classique de l’intrusion de la sauvagerie et de la nature dans la civilisation, telle une des fables de La Fontaine légèrement modifiée: un loup fait face à une biche dans l’espace minimaliste de la galerie d’art, créant ainsi une tension entre l’éventuelle proie et son prédateur, à l’instar de la maison barbare décrite par Ballard. C’est à ce même thème que les dessins My Dog is Houwling de Trixi Groiss semblent apparemment répondre, si ce n’est qu’ils représentent des chiens policés soulignant, au contraire, la manière dont la dimension civilisatrice et la norme sociale peuvent nourrir des tourments. Réceptacle d’événements heureux ou tragiques qui s’y sont produits et qu’elle rejoue encore et encore avec ses habitants successifs, la maison dépasse la classique notion d’intérieur qu’en son temps Walter Benjamin avait qualifiée à la fois d’«antre» et d’«étui», seuls refuges face à la ville moderne, et envisagée dans sa dimension «physiognomiste» et mnésique, comme s’il s’agissait du relevé comptable des traces d’hypothétiques locataires. Comme lorsque Julien Audebert construit une image apparemment banale d’un salon, Studio, qui est l’exacte reprise du plan-séquence du film La Corde d’Alfred Hitchcock. À ce détail près que le point de vue de la photographie est celui du buffet, dans lequel les protagonistes du film ont caché le corps de l’ami qu’ils viennent d’assassiner afin de démontrer que «tuer est un art». Habiter l’espace, à l’instar du récit de Ballard, se détourne de ses origines fonctionnalistes et sécurisantes pour lui substituer empathie et émotions. Il en est ainsi de l’altération de la perception de l’environnement par la vibration psychosensible colorée de la diffraction de couleurs d’Orange, Sea Blue d’Ann Veronica Janssens ou, dans un autre registre, de Psychoarchitectures de Berdaguer et Péjus qui traduit en volume des dessins de maisons réalisés par des enfants ayant subi un traumatisme, glorifiant ainsi l’activité de la psyché qui met en déroute toute tentative de rationalisation.
Si, d’habitude, la maison est évaluée à l’aune de critères fonctionnels, cette perspective est ici intentionnellement déjouée. La villa italianisante construite par l’artiste Lemot à Clisson, à son retour de Rome, est une entreprise anachronique de reconstitution de l’architecture et du paysage du XVIIIe siècle. Elle répond à la notion d’architecture de l’intime avancée par l’architecte français Nicolas Le Camus de Mézières 2 en 1780. «Faisons régner l’illusion», écrit-il comme un écho à La Petite Maison (1763) de Jean-François de Bastide, nouvelle dans laquelle une architecture sensualiste tient le premier rôle et dont la visite, qui éveille des sensations et des émotions vives chez une jeune femme, devrait servir à un gentilhomme qui espère ainsi la ravir comme il en a fait le pari. En hommage aux amours malheureuses du peintre Oscar Kokoschka, qui vivait avec la réplique-poupée de sa bien-aimée dans sa maison, et d’après les indications du peintre viennois, Denis Savary l’a fait réaliser sous la forme d’une peluche grandeur nature. Grotesque qui voisine, le temps de l’exposition, l’oeuvre d’Ulla von Brandenburg — qui théâtralise le macabre et l’illusion — et la perturbation que produit l’onde lancinante du Yéyéyé d’Anne Brégeaut. Maison psychotique encore, autour de la notion d’habitation étendue à l’imaginaire, un processus dont résultent les dessins de Roman Ondák, Somewhere else, à travers lesquels il explore la manière dont se transmettent des espaces entre plusieurs personnes jusqu’à leur transcription. Œuvre qui fait écho à l’atmosphère neutralisée du Metropolitan Museum de New York dans Flash in the Metropolitan de Nashashibi et Skaer : ces lieux d’habitation de l’art renvoient à ceux des hommes.
Maison enfin livrée à ses cyclothymies — dans ses aspects les plus concrets comme les plus symboliques — l’exposition Dreamologie domestique se déploie. À partir de la collection du Frac des Pays de la Loire, la villa se transforme en théâtre de l’imaginaire et de la fiction domestique. Dans ce voyage immobile où les frontières entre sphère intime, topographie domestique et paysage mental sont abolies, le visiteur est invité à imaginer les transformations possibles de son identité et des comportements par l’environnement. Dreamologie domestique propose une déambulation entre l’effet «poltergeist» des objets, qui semblent dotés d’une vie autonome comme dans le film Le Cours des choses de Fischli et Weiss, et la lévitation, avec la sculpture de John Armleder: une pratique dans laquelle l’art et le décoratif s’entremêlent pour créer un dispositif où se confondent murs et objets, comme s’il ne s’agissait que d’une seule entité. L’environnement domestique est continuellement modifié, laissant entendre que la maison est surtout le lieu des affects, donnant ainsi sens à une dreamologie domestique où: «{…} chaque objet s’intègre immédiatement dans la chambre familiale. Une telle chambre est comme un violon. Elle se forme aux gens qui l’habitent, de même que le violon se forme à la musique… Chacun découvrira bien celui qui lui convient.»
Texte: Alexandra Midal