Blandine Brière, "Au bord du battement"
La Fournière
85700 Pouzauges
02 51 61 46 10
http://www.echiquier-paysdepouzauges.fr/
ouvert tous les jours de 15h à 18h
Conférence à deux voix, le jeudi 23 janvier 2020 à 18h30
avec l’artiste et Vanina Andréani du Frac des Pays de la Loire autour de La partition dans l’histoire de l’art >>>->
L'exposition Au bord du Battement présentée à l'Echiquier fait suite à la résidence de création amorcée en septembre 2019 par Blandine Brière. Pendant plusieurs semaines, l'artiste a été accueillie à Pouzauges. Deux nouvelles créations réalisées dans le contexte de la résidence sont exposées dans le hall de l'Echiquier et dans la salle de spectacle. Dans l'espace d'exposition, l'artiste présente une installation datant de 2018 intitulée Camp de base. L'occasion pour le public de découvrir la démarche de cette artiste diplômée de l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris en 2009 et Prix des arts visuels de la ville de Nantes en 2018.
L'invention de l'enregistrement a transformé le son en objet.
Christian Marclay
Au delà du visible
Au début du XXe siècle de nombreux artistes dont les peintres Kandinsky et Klee, érigent la musique en modèle : son immatérialité, son indépendance à l'égard du monde visible - la musique n'a pas pour vocation à représenter le réel - définissent des objectifs nouveaux à atteindre en peinture. Dans ces premières années du XXe siècle, les artistes établissent ainsi un langage de signes inédits, abstraits qui rompt avec tout ce qui a existé jusqu’alors. Aux côtés de cette redéfinition des fonctions mêmes de ces médiums et de l'abandon de la mimesis, de nouvelles formes et matériaux surgissent.
Les découvertes de la science contemporaine ont amené à reconsidérer la notion même de matière. (…) Désormais ramenée à l'onde, au corpuscule, à l'électron, elle se voit en quelque sorte sublimée, dématérialisée.1 Le son est ainsi devenu dès les années 1910 un matériau de plus dans l'inventaire désormais infini de la sculpture. Il demeure dans le travail de Blandine Brière un axe primordial, un élément dont elle saisit les diverses formes possibles : des captations sonores aux compositions, sa pratique sculpturale s'appuie autant sur les qualités physiques, musicales que narratives du phénomène de propagation des ondes. Explorer le son au delà du son, aller derrière le son, comprendre les vibrations des éléments, écrit-elle en évoquant son travail.
Géographies humaines
Un mode opératoire lie les projets de Blandine Brière, les façonne. Souvent créées dans le cadre de résidences, ses œuvres s'ancrent au cœur d'une géographie physique et humaine. La méthode qu’elle utilise est celle de l'investigation de terrain : elle part en repérage à la rencontre des lieux et des gens pour camper et dessiner le contexte. Au cours de cette première phase d'approche, l'artiste prélève des sons : l'enregistreur capte les impressions, mémorise des traces, conserve les empreintes des moments partagés au fil des rencontres. Sons d'ambiances et voix se mêlent.
Un documentaire acoustique précise les orientations futures de l’œuvre. La composition gardée quelquefois secrète, dessine une trame, une esquisse. Réentendre ce qu’elle a capté est nécessaire enfin, pour prendre de la distance et y interposer son regard. Puis elle assemble, compose, écrit et fait naître le récit et sa forme sculpturale.
Sites
Pour Blandine Brière, l'invitation à Pouzauges offre un cadre de travail atypique : la proposition d'investir un hall et une salle de spectacle est inhabituel. C'est une belle occasion pour livrer une réflexion sur ce contexte qui l'intéresse parce qu'il est singulier. L'artiste prospecte quelques semaines, observant le lieu et ses alentours mais aussi accompagnant l'équipe lors des tournées de diffusion des supports de communication. Ces temps-là lui permettent de récolter des matières sonores, de glaner des informations notamment auprès de l'équipe. Lors de ces échanges, apprenant que la directrice de l’Echiquier, Viviane Guégan-Quaglia a participé à la restauration d'une peinture médiévale du XIIe siècle à l'église Notre-Dame du Vieux Pouzauges, elle part visiter ce lieu. Ce monument est périurbain comme l'Echiquier, il est situé sur la ceinture autour de la commune, aux lisières de la ville. L'église est célèbre pour l'ensemble de ses peintures murales. Des fresques exceptionnelles tant pour les sujets représentés - les thèmes iconographiques tirés de l'Ancien Testament et des textes apocryphes - que la richesse chromatique et la qualité de conservation. Cet ensemble est un témoignage rare de cette époque si ancienne. Lorsque l'on entre pour visiter le monument, un dispositif sonore peut être activité : l'histoire du lieu, de ses peintures ainsi que les différentes étapes de la restauration des fresques est narrée afin de faire comprendre aux visiteurs la qualité exceptionnelle du site. Des chants grégoriens rythment l'exposé.
Cette découverte a tracée l'orientation du travail à venir. Ces deux lieux majeurs pour la création - l'un patrimonial l'église, l'autre contemporain l'Échiquier sont situés à la périphérie de la commune. La question du cadre - être à l'intérieur ou comme ici à la lisière - s’est posée comme pierre angulaire des réalisations proposées par l’artiste.
Champ / Contrechamp / Hors Champ
Le cadre isole du monde et dirige le regard vers le centre. Il est présent tout en disparaissant quand l'œuvre surgit. A l'Echiquier, Blandine Brière est invitée à investir dans la salle de spectacle, les murs situés de chaque côté de la scène : à composer en quelque sorte un cadre de l’espace scénique. Que ce soit au cinéma, au théâtre ou dans la peinture, la portion d’espace dans laquelle l’artiste arrange sa composition, est définie et close par des bords. Au cinéma, le cadre se nomme champ. Le contrechamp pensé comme une réponse, désigne le sens opposé à celui de la prise de vue qui précède. Le « Hors Champ » est l'ailleurs, il prend forme dans l'imaginaire.
Dans la salle de spectacle, un bras isolé, issu de la peinture murale de l'église du Vieux Pouzauges, celui de l'homme domptant le dragon est le motif principal d’une installation photographique. Par la répétition, cette portion de corps n'est plus vraiment figurative, on ne l’identifie plus comme bras. Mais la cadence, l'enchaînement et le rythme du dessin dupliqué font naitre une forme, hybride celle-ci, comme une aile de dragon. Cet animal symbolise l’énergie primordiale, celle du chaos des origines. Les représentations de cette créature fantastique sont anciennes et universelles. On trouve cet animal monstrueux et effrayant depuis l’antiquité comme en témoignent les mythes babyloniens, égyptiens ou hittites. En Orient comme en Occident, le dragon apparaît dans toutes les légendes.
De part et d'autre de la scène, la composition photographique est disposée en miroir. Deux ailes cadrent le plateau. Le geste du bras dupliqué de nombreuses fois induit le mouvement séquencé au rythme soutenu. La chronophotographie mise au point vers 1878 par le britannique Eadweard Muybridge qui était parvenu à décomposer la course du cheval au galop - 12 clichés en une demi-seconde - donne lieu à la fin du XIXe siècle à des séquences d'analyses d'actions et de gestes. Bien que fixe, le mouvement surgit de ces photographies qui détaille ce que l’œil nu ne peut saisir. La fragmentation, la décomposition, la répétition des images mises en scène par la chronophotographie, ancêtre du cinéma, semblent ici revisités par Blandine Brière avec cette œuvre intitulée Au bord du battement. En danse le battement est cette levée de jambes alors que le reste du corps est immobile. Au théâtre le battement renvoie aux trois coups qui annonçaient le spectacle dans la tradition médiévale. Le battement est souvent de seconde, fraction minime d'un temps évanescent.
Un geste, un regard
C’est le spectateur, et non la vie, que l’Art reflète réellement.
Oscar Wilde
Dans les représentations chrétiennes à partir du XIIe siècle, le dragon est associé au démon, ce qui n'était pas le cas avant. Le terme dragon provient du grec "drakôn" du verbe "derkomai" qui signifie "regarder, fixer". Dans un lieu de spectacle, la question du regard est centrale. Comme l'artifice et l'illusion, pivots essentiels de toute forme scénique.
Tel un décor, les panneaux de dibond en aluminium brossé - habituellement utilisés pour des panneaux de signalétique - jouent avec les retraits, les décrochages, les avancées. Les cadres et jointures de chacun des éléments assemblés révèlent la construction. Rien n'est masqué, au contraire.
Le dibond est laissé brut et son aspect métallique renvoie et révèle la lumière. Les couleurs se détachent d'autant plus lisiblement du fond. L'artiste a choisi de retravailler de manière numérique les teintes originelles. L'aspect artificiel, irréel de ces couleurs, confère à l'image une qualité scientifique. On pourrait croire qu'il s'agit d'une radiographie, ou d'une vue depuis un microscope du corps humain.
L'aluminium prend aussi des aspects de miroirs. « Le miroir est une forme d’enregistrement visuelle qui, dans son rapport à la Vanité, rappelle le disque qui permet de se réécouter indéfiniment. Mais le miroir, contrairement à la photographie et au cinéma, est une méthode d’enregistrement transitoire, sa réflexion éphémère est donc très proche de celle du son ». Christian Marclay
Évanescent... comme un spectacle, comme une Vanité : ces natures mortes réalisées pour nous rappeler l’éphémère de l’existence.
De même que la première parole humaine fut poétique avant de devenir utilitaire, le premier homme construisit une idole de boue avant de fabriquer une hache.
Barnet Newmann
Vox
Dans le vaste espace d'entrée de l'échiquier, Blandine Brière a spatialisé une pièce sonore composée durant la résidence. Depuis 3 ans une forme, celle du chant, se développe dans son travail. Une manière d'inviter les personnes qu'elle a rencontrées au cours du projet et de leur accorder une place centrale au cours du processus de travail mais aussi dans l'œuvre. « D'une façon ou d’une autre j’aime que les gens avec qui j’ai travaillé, apparaissent au moment de la création sonore ». La voix est le plus vieil instrument pratiqué par l’homme. Le chant figure au registre des premières musiques de l'humanité, celles qui ont à jamais disparues, mais que l'on devine essentielles et fondamentales pour accompagner les rites archaïques. Cette quête des origines se rencontre dans plusieurs travaux de l'artiste, Au bord du battement ne fait pas exception.
Ayant enregistré les chants grégoriens dans l'église du Vieux Pouzauges, elle fait improviser à partir de ce registre les 3 techniciens d'accueil de l'échiquier : Christophe Berson, Adrien Poupin et Yoan Ageneau. La voix actionne le registre des émotions, elle fait acte de présence, convoque et instaure la présence du corps. Le chœur composé de ces trois hommes – comme celui du théâtre grec antique totalement masculin - joue avec le registre solennel du chant sacré. Spatialisé, le son diffusé par les 10 hauts parleurs sur les surfaces vitrées du hall, invite à déambuler et capter selon l'endroit où l'on se situe différents éléments de la composition réalisée.
Lorsque les applaudissements surgissent - ceux enregistrés à l'Echiquier même - le spectateur bascule dans une autre dimension. On comprend que Blandine Brière a procédé par strates. Cette bande son se déroule comme un portrait du lieu dans lequel on se situe avec ces temps de création et de restitution, d’émotion, de joie et de partage avec le public. Un texte composé avec la paysagiste Alice Broilliard et le metteur en scène et comédien Melchior Delaunay, complète le dispositif. Calquant le principe mis en place à l'église du Vieux Pouzauges (cette médiation orale à actionner) l’artiste propose une présentation de l’Echiquier en reprenant les codes habituellement utilisés pour les sites patrimoniaux. Ce décalage et ce déplacement créent une situation surprenante et drôle. Le cadre du discours et l’étrangeté de la situation sont une façon de nous interpeller directement en tant que spectateur : dans quel lieu sommes-nous ? « La médiation telle un fiche technique descriptive nous raconte ce centre culturel comme une machine conforme pour la représentation de l’acte théâtral sous le ton du prêche dans un environnement réverbérant qui rappel l’acoustique de l’église » résume l’artiste.
Corps et Corps
Qu’il soit résonnant comme dans la pièce sonore où chant et voix parlées prennent l'espace - la réverbération importante en témoigne - fragmenté dans le diptyque photographique présenté dans la salle de spectacle, le corps peut apparaître aussi héroïsé comme dans l'installation Camp de base datant de 2018. Cette œuvre a été réalisée en écho au film documentaire de Werner Herzog, Gasherbrum, la montagne lumineuse qui suit deux héros, deux alpinistes lancés dans un nouveau pari : faire l’ascension en une seule expédition de deux des sommets de la chaîne Gasherbrum, situés respectivement à 8068 et 8035 mètres sans retour au camp de base. Réalisé en 1984, le film montre la préparation des deux hommes Hans Kammerlander et Reinhold Messner (légende de l’alpinisme) puis leur retour, leur exaltation après l’exploit. A partir d’images du film, Blandine Brière a réalisé des cyanotypes, utilisant cette technique scientifique mise au point en 1842 par l’astronome anglais John Frederick William Herschel. Le cyanotype conserve l’empreinte par simple contact avec l’objet posé sur des supports préparés chimiquement. Cette chimie est possible grâce à l’exposition aux UV qui permet le transfert. Pour l’artiste, la trace laissée sur le cyanotype, celle évanescente des alpinistes dans la neige, ou encore celle éphémère d’une œuvre dans un espace d’exposition sont mises en écho. Qu’est-ce qu’une exposition ? Qu'est-ce que s'approprier un espace ? Comment faire trace ?
Des maquette de tentes accompagne l’installation, elles sont réalisées en gélatine alimentaire. « C’est une matière vivante principalement composée de collagène (os, peau et tendons), les tentes représentent l’enveloppe de la structure en acier, un vide s’opère, celui de l’absence de héros. » écrit Blandine Brière.
Camp de base s’appuie aussi sur le principe de la fragmentation comme les deux œuvres du projet Au bord du battement : une manière d’offrir plusieurs axes d’approches, différents points de vue, comme un panorama de l’insaisissable.
1 Florence de Mèredieu, Histoire matérielle & immatérielle de l'art moderne, Bordas Culture, 1994. (P.6)